Le blog de Michel Orivel

Fend-la-bise

Par Michel ORIVEL :: 01/08/2008 à 4:21 :: Général

Étudiant à l'École des Arts et Métiers, je ne partageais guère l'engouement de mes camarades pour l'automobile. Tout juste si je bricolais ma vieille R8 pour l'unique besoin de ma cause désargentée. Beaucoup de mes condisciples gadz'arts - plutôt disciples - bichonnaient leur guimbarde, 4L, 2CV ou autre DS-démone. L'immense place La Rochefoucault, qui jouxtait l'entrée de la séculaire institution angevine, dans son carré de platanes centenaires aux abords de la Maine, débordait de nos dulcinées à quatre roues, nostalgiques de leur vénusté. Le jeudi après-midi, stimulées par la douceur précieuse à ce bon Joachim, elles s'offraient en toute impudeur, le ventre à l'air, aux caresses expertes des mécanos, qui pour un démarreur récalcitrant, qui pour un alternateur aux charbons usés. Pour un réglage de jeu aux culbuteurs, l'échange d'une courroie d'alternateur et j'en passe. Le soir venu, délaissant allégrement le cambouis pour le fard, les exaltés les trompaient gaiement avec leurs petites amies, ou avec des fillettes de Cabernet d'Anjou, c'était selon. Selon les impétrants parfois, selon les soirs pour les plus éclectiques. Voiture, bistrot, libertinage, l'exubérance estudiantine, à l'apothéose des trente glorieuses, était affaire de transports ! D'autres fiancées battaient leur flemme, une chandelle sous le moyeu d'une roue pour l'échange de quelque roulement, cardan, triangle ou barre de direction, ou soufflet, ou coupelle de freins. Le mauvais temps ne faisait rien à l'affaire : les plus courageux - Sacré Brassens ! - rampaient à plat dos sur le bitume humide sous l'objet de leurs passions, pour des étreintes défiant les plus acrobatiques, les plus improbables positions du Kama-Sutra. Les plus expérimentés installaient parfois un palan pour extraire le moteur et le convoyer dans un abri équipé en vue de sa réfection partielle ou totale, déculasser, changer les segments ou le joint périmé. L'impotent manuel que j'étais, vaquait en ce lieu de débauche mécanique dans la limite des caprices de son égérie, toujours friand des conseils des plus avisés et des coups de main dont ils ne lésinaient pas, ce qui comblait mon incapacité. Ma R8, émoustillée par ce triolisme de bon aloi, repartait de plus belle. La bagnole ne figurait pas au centre de ma vie. Depuis l'âge de raison, je la rangeais au rang de moyen de locomotion, et comprenais mal ceux qui s'escrimaient à l'ausculter, parfois au stéthoscope, ou à la lustrer comme un vieux Boulle. Étranger aux passions qu'elle déchaîne, je puisais mes références internes dans Alain Barrière et non chez Léon Bollée. J'écrivais des poèmes sans avenir.

 

Vingt-cinq ans plus tard, je me toquais d'une préhistorique deux-chevaux, désœuvrée depuis des lustres, qui périclitait discrètement dans une arrière-cour, sous une bâche. Le propriétaire la vouait à la casse, ce qui heurtait ma vision de cette mère-grand respectable, plus vieille que mes enfants, adolescents en âge du permis de conduire. Je m'émouvais pour ce qui transcendait soudain le niveau de la chose auquel je confinais la Deux-pattes comme tout autre véhicule. Cet amas flétri de tôle, dissimulant un moteur fatigué, des sièges délabrés et un plancher percé, instillait une mystérieuse alchimie, résurgence de souvenirs fleurissant ma compassion. Un véhicule dépouillé de ses rares fioritures, réduit à l'essentiel de son utilité, agitait ma jeunesse au bout de mon nez. Mon esprit, chaviré par une confusion impromptue, assimilait, sans plus de discernement, casse et abattoir.

Je me suis surpris à quémander à son propriétaire de l'épargner et de me la... confier pour une nouvelle existence. Considérant mon indifférence et mon inaptitude proverbiales pour la mécanique, le sage, de mon entourage, me découragea... temporairement du moins. À la troisième requête, plusieurs mois après la première, il m'exhaussa de guerre lasse, persuadé intérieurement qu'au final, j'exécuterais la sale corvée pour lui : conduire l'épave au cimetière, après quelques réparations infructueuses et autant de dépenses futiles, après mon échec aux épreuves édictées par l'agonisante.

Me restait alors à remettre l'épave en état, a minima, pour l'acheminer à mon domicile, 250 kilomètres plus loin, et engager l'étape miraculeuse de la restauration. C'était avant l'instauration des contrôles techniques, fort opportunément. Les ailes tenaient à peine au corps, malgré les vis bloquées. Soudant les unes à l'autre, elles rompaient plutôt que se dévisser. Parfois, la tête était tellement élimée que la fente n'était plus accessible, sans possibilité d'y glisser le tourne-vis. Toute tentative de mouvement arrachait la tôle rouillée, au point de compromettre la sauvegarde de l'habitacle. Les tôles s'avéraient oxydées dans l'épaisseur, même si le dernier peintre avait consciencieusement badigeonné plusieurs couches de laque pour une ultime tentative de consolidation ! Cachez cette misère que je ne saurais voir ! Rapidement, je concluais que l'aïeule ridée ne devait faire l'objet d'aucune amorce de chirurgie esthétique avant sa transhumance.

Il fallut commencer par le commencement : adjoindre une batterie neuve au circuit électrique, l'ancienne était vide d'eau depuis longtemps, irrécupérable. Changer les bougies. Des opérations banales, direz-vous, pour que même un incompétent notoire s'y attèle ! Sauf que chaque étape fourbit un contretemps : la fixation de la batterie tombe en ruine, il faut confectionner une nouvelle équerre pour l'amarrer. Dans des positions acrobatiques, sans espace pour mouvoir longitudinalement la scie à métaux, je coupe péniblement la tige filetée de fixation totalement oxydée, je m'en procurerai une neuve. Sortir les anciennes bougies, quelle complication ! Elles résistent, s'accrochent vaillamment à leur portée, grippées sur tout le filetage. Je déforme une clef, en achète une neuve. Bien fait pour moi, bricoleur du dimanche ! J'opére soigneusement, tente d'immiscer du dégrippant, lui laisse le temps de s'inflitrer, récidive plusieurs fois avant d'enfin débloquer une des deux récalcitrantes, la sentir tourner; je procède alors avec la plus grande délicatesse pour ne pas endommager son alésage usiné dans l'aluminium. L'embrayage : une incongruité technologique l'embrayage centrifuge de la Deux-pattes ! Rien à entreprendre de prime abord, les pièces de frottement devraient encore servir ! Les freins : une conception à faire frémir un ingénieur de sécurité de la fin du XXème siècle, une efficacité à meubler ses nuits de cauchemars et celles de quelque conducteur lymphatique. La maître cylindre s'avère sain, le circuit étanche. Vidanger, remplir du liquide adéquat et purger suffisent. Je viens à bout, non sans mal, des garnitures et les remplace par des neuves. Les pneumatiques à gonfler : je démonte les roues deux à deux pendant que Madame se dresse sur autant de chandelles improvisées - des parpaings recouverts d'une planchette pour éviter la morsure du béton sur le métal. Je les emporte, à bord d'un autre véhicule, jusqu'à l'atelier le plus proche : l'air comprimé n'est pas distribué dans la cité où je ressuscite mon ophélie ! Miracle, la pression tient, l'usure limitée des bandes de roulement, malgré l'obsolescence qui laisse poindre de minuscules craquelures, me permettra d'effectuer le trajet inaugural. Bref, je me prends au jeu, auquel je n'ai jamais souscrit. Nettoie le carburateur, change le filtre à air antédiluvien, gorgé de lubrifiant. Même sortant de son emballage d'origine Citroën, le neuf resplendit de sa technologie primitive. L'allumage semble efficace, serais-je incompétent sur ce point jusqu'à prendre mes désirs pour la réalité ? Mes compétences restreintes m'inclinent à penser que le moteur n'a pas besoin d'être démonté. Le témoignage de son ancien propriétaire le confirme : c'était bien la dernière chose qui fonctionnait... avant. Je teste chaque ampoule, change les défectueuses. Encore un parcours du combattant : les boitiers sont collés à la carrosserie par les joints, qui se délitent. M'en livrer de nouveaux ne semble pas si élémentaire à l'agent Citroën du coin qui me vendrait volontiers les boitiers complets ! J'allais oublier : acheter un bidon d'essence, sous peine d'essuyer les risées du duo d'ados.

La poisse me poursuit à chaque initiative ! Ne l'ai-je donc pas provoquée ? Qu'espérais-je ? Le coup de baguette magique d'une fée technologique qui m'eût doté d'habileté ? Le prodige des obstacles qui s'effacent avec ma dextérité ? Le miracle d'une virginité cachée sous les oripeaux qui m'aurait épargné tant de labeur ? Il me fallut trois jours pour pouvoir tirer un coup de démarreur. Trois jours pendant lesquels mes deux enfants, un brin railleurs, s'intriguent d'une passion qu'ils ne soupçonnaient guère. Tour à tour, dubitatifs, taquins, incrédules, à rigoler de mes impatiences ponctuées de gueulantes, toujours curieux, jamais méchants. Mais oui, on peut tirer son coup avec la Deux-pattes sans craindre les foudres des grenouilles de bénitier pour vulgarité ostentatoire. Et je n'en ai tiré qu'un : le moteur a démarré au quart de tour. À la grande surprise de mon entourage ! Mes capacités manuelles n'ont jamais surmonté la médiocrité : quand je me hasarde à bricoler, je casse plus souvent que je ne répare ! Voilà-ti pas que la Deudeuche m'auréole d'une aptitude que je n'étais pas réputé cultiver ! Je ne laisse rien transpirer de mes doutes intermédiaires et jubile intérieurement. J'ai réussi à concrétiser de mes deux mains autre résultat que des calculs ou des écrits.

 

La migration vers la Normandie se déroule sans anicroche, la voiture familiale me suit de bout en bout sans qu'aucune panne ne la contrarie. Mais déjà, je goûte à la parcimonie de la Deuche, pas d'autoradio, qui se serait montré inaudible de toutes façons, pas de direction assistée, 90 à l'heure, sans espoir de plus, la fraîcheur en ce mois d'avril, invincible car la conduite du chauffage - une vulgaire gaine qui draine jusqu'à l'habitacle les embruns à peine adoucis par le moteur - n'existe plus. Au demeurant, l'air extérieur s'engouffre de partout, par les portes disjointes, la calanque, les interstices de la capote mal fixée et le plancher perforé. Les tôles grincent, à tout moment je crains que mon teuf-teuf se désagrège. La glace pliante du conducteur retombe au moindre soubresaut, et soubresauts il y a sur les routes secondaires que nous empruntons sciemment pour éviter les axes trop fréquentés ! Fatigué de la fixer trop souvent, je la laisse battre mon coude. Le rétroviseur est rabattu régulièrement sur la portière par le flux adverse, sa rotule a trop de jeu, autre détail que je n'avais pas testé au préalable. Je le remets stoïquement en place, du bout de la main, le coude bloqué pour retenir la vitre ! Je finirai même par m'arrêter et glisser un coin de carton dans la rotule. Gagné ! Le tic-tac du clignotant résonne dans ma tête à chaque carrefour, sa métronomique lourdaude ne distille aucune mélodie. Sans crier gare, la fixation de la pédale d'accélérateur se déboîte régulièrement par glissement latéral ; la voiture ralentit brutalement, rien à faire avant d'arriver au port, sinon la remettre en place, y compris en conduisant ! Je ne réussirai jamais à l'en empêcher, tant son logement est usé. J'adapterai progressivement ma conduite, pour caler la pédale avec le talon, qui devient pivot quand la pointe de mon pied va à la pédale de frein. J'apprends à freiner de guingois! Pour l'instant, j'anticipe, pompe obstinément sur la pédale, tant il me semble n'avoir pas été obéi à la première injonction. J'obtiens gain de cause, mais les dixièmes de secondes de décalage nourrissent autant de décharges d'adrénaline. Fend-la-bise ralentit et s'arrête doctement si besoin... Dès la première expédition, heureux de son abnégation malgré son dépouillement, ses approximations et ses bégaiements, je la baptise, foin de mépris pour la matière ! De toute mon existence de conducteur, elle sera ma seule diligence à bénéficier de ce traitement de... ferveur ! Fend-la-bise : la 2CV hérite du sobriquet de la tortue de mon grand-père ! La lointaine réminiscence d'une placidité bien plus bucolique m'inspire. Au volant, je m'imagine déjà en train de reformer à coups de maillet les tôles gondolées, de mastiquer et poncer une carrosserie profilée aux courbes originelles depuis longtemps bosselées, et de la peindre en rouge Ferrari, un soleil hilare sur chaque portière avant. Dans ma tête, je change déjà les optiques de phare, les pare-chocs éthiques d'origine contre ceux pulpeux d'un 4x4, je la dote d'un avertisseur italien, de la victoire de Samothrace des Rolls-Royce sur son nez de Cyrano, d'un pare-buffle de Tartarin, de rétroviseurs géants, équarrissant son gabarit, comme un gringalet qui bourre sa veste d'épaulettes ; je couronne le tout de la signature Porsche sur son postérieur callipyge. Je délire d'initiatives et de fantaisies toutes plus burlesques les unes que les autres, aiguisées par mon doigté enfin épanoui...

 

Je continue à gagner quotidiennement mon travail avec ma grosse berline confortable. Le printemps s'écoule sans que j'aie réellement besoin de mon tacot. Je le sors de temps à autre pour l'aérer, comme d'autres promènent leur chien. Mais je dois me rendre à l'évidence : la carrosserie est pourrie dans sa totalité, irrécupérable. La restauration que j'imaginais sera reconstruction ou ne sera pas ! Seul le groupe moto-propulseur et le châssis survivront ! Je tergiverse, sursois, rend humblement hommage à l'augure qui m'avait mis en garde, maudis ma prétention de manuel : j'ai mené un combat d'arrière-garde. Je médite l'impartial message
d'un type qui balance entre deux âges
. Sacré Brassens ! Finalement, Fend-la-bise repose sans rénovation supplémentaire dans mon garage, jusqu'à ce que le destin décide de frapper au bas-ventre de mon carrosse cossu ! Panne rédhibitoire, due à une réparation antérieure mal effectuée, que mon garagiste, qui n'en était pas l'auteur, m'explique en détail. Secouru par le propriétaire précédent, la victime initiale, inconsciente et honnête, je décide immédiatement d'obtenir du maladroit la réfection de mon moteur de 2.5 litres. Cette partie à quatre va juridiquement compliquer la résolution du litige. Et Fend-la-bise reprend du service journalier, 40 kilomètres aller et autant de retour. Chauffage inutile en juin, tant mieux. Je me rends au boulot à vitesse réduite, prend le temps d'admirer les champs de céréales à perte de vue dans le Vexin, constate qu'ils évoluent chaque jour en couleur, en consistance. Ce que mon bolide, lancé bien au-delà de la limite que l'autorité ne contrôlait pas encore vraiment, m'empêchait d'observer. La Deuche m'onctionne du miracle du temps qui n'est plus compté au cadre sup que je suis devenu. Bénie soit la limitation de vitesse imposée par la technologie faute d'avoir été consentie ! Sans se laisser distraire, indifférente à l'équinoxe qui lui permet de ne se mouvoir que de jour, elle amplifie l'intermède de la contemplation, une aubaine que j'avais négligée dans mon quotidien professionnel compulsif. Je m'affranchis de ses misères, inconfort, bruyance, vétusté.

La Deuche m'impose de fréquents passages à la station-service, je n'y étais plus habitué, bénéficiaire de l'autonomie étendue d'un diesel. Je redécouvre l'intempérance de l'ancêtre et comprends tout à coup le ferment de ses ondulations, hoquets et convulsions, à chaque dos d'âne, à chaque virage, où je m'accroche au volant, si j'ai commis l'imprudence d'y entrer un peu précipitamment. Ma naïveté primitive, ma docte formation m'inclinaient vers une conception iconoclaste de la suspension et des amortisseurs par un professeur Nimbus déjanté. Que nenni ! La vérité, qui ne m'avait jamais été révélée, m'assaille : la 2CV picole ! Mais comment son postillon le lui reprocherait-il, lui qui n'est, pas plus qu'elle, un parangon de sobriété ? Elle s'enivre au carburant, aux parfums entêtants des aromatiques benzéniques. Je privilégie vins et bières, bières et vins. Elle s'assume autant que je m'assume, elle m'avoue ses faiblesses, je lui confesse les miennes. Nous sommes faits pour nous entendre ! Un demi-litre de cylindrée me coûte en essence autant que mon volumineux diesel en gazole, je lui pardonne ! Je l'absous ! Je l'absaoûle !

Côté calèche, le différend perdure. Le garagiste incompétent s'avère un professionnel indélicat, il a transformé la partie faussement débonnaire de quatre coins en poker menteur. Mauvaise pioche ! Des bouffées de strip-poker débridé m'envahissent. Souvenir de puberté vécue à la va-comme-je-te-pousse derrière les hauts murs d'une pension prison, à l'écart des pucelles effarouchées et de la société. Haro sur l'infortuné dont l'ultime pièce de tissus ceignait les reins, quand ses adversaires arboraient encore leur liquette, leurs chaussettes ou même leur pantalon. Il s'agissait alors de serrer le jeu contre les conjurés pour ne plus perdre et préserver sa nudité, synonyme d'un bizutage de frustrés, enjeu délibérément consensuel de la partie. Ma hargne combative d'alors me touche rétroactivement de grâce !

Le malappris n'assume pas ses responsabilités, malgré le soutien du constructeur à mon égard, qui s'est substitué à mon garagiste dans les dialogues de sourd ! L'estive des uns et des autres ralentit encore plus la procédure. Peut-être mon détracteur invisible, champion de l'inertie et de la défausse, mise-t-il que, face à mon impérieux besoin, je vais finir par endosser la réparation pour récupérer mon indispensable outil de travail ? Non seulement il sous-estime mon obstination, mais encore il ne préjuge pas de mon joker !

Pendant ce temps là, donc, la Deudeuche poursuit vaillamment ses allers et retours, traverse la plaine sans coup férir, s'essouffle au moindre pont de chemin de fer, s'impatiente noblement, coincée derrière les semi-remorques de 400 ou 500 chevaux, bridée à une vitesse où le dépassement frise l'aventure provocatrice et où se rabattre n'est plus possible à cause de l'aérodynamique du monstre, à moins de rester indéfiniment sur la file de gauche... et encore ! Parvenue à hauteur de sa cabine, Fend-la-bise plafonnerait, retenue par les courants contraires. J'assiste aux moissons, qui dégagent mon horizon : la mi-juillet restitue l'espace progressivement bouché par le blé croissant. Je conduisais dans un couloir, sans m'en rendre compte. Les clochers d'église, les calvaires, les rares arbres ayant survécu au remembrement agricole, les maigres villages épars réapparaissent, dissipant l'uniformité de façade patiemment échafaudée par le printemps. Fend-la-bise traverse maintenant la campagne les ailes déployées, tangue de son ivresse sans jamais me désarçonner ! Espiègle, elle va, court, vole... se prend pour Pégase, pleins gaz ! Elle pétarade au rythme de l'Hymne à la joie, dont je discerne la ligne mélodique et le dynamisme dans le concert de l'échappement. La brise toujours aussi envahissante m'est enfin bénéfique! Dans le parking souterrain, elle côtoie ses sœurs beaucoup plus jeunes et rutilantes, parking parisien d'un siège de grande entreprise, saturé d'allemandes toutes plus luxueuses les unes que les autres. Statique, dans la pénombre des murs gris du béton brut de décoffrage, honteuse de l'élan interrompu, elle dissimule son charme. Son esthétisme désuet, sa livrée lamentable la font passer pour une haridelle d'étudiant stagiaire, nombreux à cette époque de l'année. Face à ses contempteurs, je démens sans une once de honte : la Deuche indigne du musée, c'est à moi, chef de service. Les fils de pontes, stagiaires, s'autorisent la BMW de papa... déjà !

Progressivement, Fend-la-bise affine son numéro de séduction initial à mon égard. La populaire qu'elle est restée, apprivoise le bourge que je suis devenu sans y prendre garde. À son volant, je rêve de Mai 68 que j'avais oublié, à la parenthèse débridée pour l'étudiant d'hier, d'autrefois. À cent mètres du Chant du Monde de Jean Lurçat, les tapisseries à la mode dans les chambres universitaires se composaient des couvertures de Charlie-Hebdo. Bal tragique à Colombey : un mort ! Je ris encore, du courroux des bien-pensants plus que de l'outrance elle-même ! À son volant, costumé, cravaté, je redeviens - du moins veux-je le croire - un Grand Duduche sur le retour d'âge, rejeton déguingandé du vrai Pilote des adolescents d'avant Mai, inspirateur, plus qu'à y paraître, de Dany-le-rouge. Je braille des chansons des Beatles que j'écoute de moins en moins ou de Brel, que j'écoute plus que jamais... à la maison, car le tintamarre de la Deuche inhibe mes facultés auditives. Je braille, car je ne m'entendrais pas fredonner. Je braille parce que j'exulte. Je rêve des tournois de bridge - dans les estaminets, loin des cercles compassés de l'intelligentsia - qui transcendaient nos nuits sans sommeil. Le bridge, tiens ! Ça fait au moins vingt ans que je ne m'y suis plus adonné, il faudra que je m'y remette ! Partenaires de cartes, complices de comptoir, co-buveurs de mousse, refaiseurs de monde, qu'êtes-vous devenus ? L'été s'avère très jouissif. Août assoupi génère un délai supplémentaire de latence, le contentieux s'enlise dans la volupté de grandes vacances à la Tati, mais surtout pas à la Tati Danièle!

L'automne se profile. Les champs sont labourés, la plaine n'est plus qu'un amoncellement de terre en mottes, alignées en sillons, où des mouettes en colonie picorent derrière les tracteurs, en égayant la campagne de leurs criailleries stridentes. Les frissons, qui m'ébranlent à la fraîche, propulsent mon taxi à l'esprit ; mon conflit avec la gent mécanique tourne à la mauvaise farce. Les ténèbres réveillent mon instinct sécuritaire, pourtant peu développé : l'éclairage ne me permet guère de distinguer la chaussée, les obstacles éventuels. Je longe la ligne blanche discontinue du bord de la route, comme un Poucet petit et décadent, en épuisant ma vision, en restreignant l'élan de mon ange gardienne. Je reçois force appels de phare, tant les miens lorgnent à la lune. Je salue au passage par un bref et joyeux coup de trompe que je n'entends pas. Les conducteurs croisés - les normaux croisés - le perçoivent-ils ?

Un expert commissionné par le constructeur vient constater l'état du moteur de ma berline, confirme le diagnostic d'une réparation non seulement foirée, mais surtout maquillée. Fend-la-bise, imperturbable, attaque octobre, son quatrième mois d'intérim, quand le Diafoirus véreux finit par céder, menacé par la marque de perdre sa concession. Pendant que l'officielle, l'épouse me délaisse, prolonge involontairement sa cure de jouvence comme une baronne du Second Empire à Vichy, ma maîtresse décatie me dorlote. Quelques jours sont nécessaires à la réfection du moteur, à établir les documents entérinant le règlement amiable du litige. Et, après 120 jours de séparation de corps, ma légitime m'est restituée. La Toussaint survient, il était temps ! Je remise Fend-la-bise, retrouve l'aise, l'animation radiophonique, le chauffage, la valse à quatre temps du moteur à combustion interne, la vitesse en souplesse, autant d'éléments qui n'éludent pas l'absence d'âme. Mais où diable niche celle de la 2CV ?

Les producteurs américains d'émissions télévisées n'ont rien compris au raffinement de la concupiscente culture gauloise ! C'est cette académie d'immortelle qu'il fallait mettre entre les pattes de Colombo, pas une 403 ! Un rien aurait permis à l'inspecteur d'atteindre un niveau de légende quasi intemporel. Un rien doté d'une âme et d'une sensualité dont est dépourvue la Peugeot frigide. Une sensualité à contre-courant, visage globuleux, traits informes, poitrine opulente, corps enveloppé, replis adipeux cachant la vulve, une sensualité plus aguicheuse que celle des reines de beauté aux formes aérodynamiques, sculptées dans les phantasmes des androgynes qui façonnent leur gloire, mais dont les mâles poursuivent l'âme, en vain !

 

Fend-la-bise regagne son alcôve, fière de son intérim sans une panne, sans une vidange, sa consommation d'huile assurant le renouvellement. La surveillance régulière du niveau évite que le moteur ne serre : je deviens le roi de l'appoint. Mais je ne me sens plus le courage de la carrosser de neuf. Il faudrait carrément se procurer une coque, alors même que le plancher regorge de tôles rivetées pour boucher les trous. Faut-il, contre bises et marées, faire face aux réglementations qui se dessinent, castratrices de son immortalité ?

Fend-la-bise change de cocher. Mon fils bachelier la rapatrie à l'endroit où, ébouriffée, elle s'était épanouie : le parking d'une université, élégante maison de retraite en plein air de guimbardes. Les cendrillons surannées d'après minuit, légères de n'avoir jamais connu l'avant, se marrent entre elles comme des citrouilles ménopausées ! Elles y languissent de leurs gigolos, épisodiquement en cours, emmêlés à de jeunes greluches évanescentes pendant les nuits sans lune, à l'abreuvoir le plus souvent, dédaignant leurs gueuses pour une Gueuse Lambic ! Une fois, une fois seulement, des mains juvéniles et inconscientes ouvriront la capote. L'imprudent ne parviendra pas à opérer la fermeture, la torpédo du pauvre restera la gueule béante jusqu'à son retour au bercail : nous aurons bien du mal à la rebâcher, tant la toile est cuite par le soleil et les intempéries, tant les crochets et les attaches sont oxydo-vermoulus, tant les montants sont déformés. Une autre fois, elle sera volée. Nous la croyons perdue à jamais, enroulée autour d'un arbre, fracassée dans un fossé ou précipitée du haut d'une des nombreuses falaises crayeuses de la région. Que non ! Un mois plus tard, les gendarmes téléphonent au propriétaire - moi, titulaire de son sauf-conduit. Mon fils récupère Fend-la-bise, intacte, abandonnée dans un champ à portée de l'université, aucunement vandalisée. Incroyable ! Bref, l'intrigante revit sa vie trépidante de matrone mûre et désintéressée, initiant un jouvenceau impécunieux, y compris en l'effrayant des enlèvements que ses aînées subissaient de ravisseurs d'opérette dans les années 60 : pour en user et non pour les désosser ! Aiguillonnée par l'élégante désinvolture de son chevalier-servant, l'aventurière se paie le luxe de quelques procès-verbaux pour stationnement interdit dans la ville qui étouffe, sans éprouver le besoin de se faire la plus belle pour aller contredanser !

Elle continuera vaillamment à servir cahin-caha, épousera les méandres des noctambules impénitents de la faculté de lettres, se rendra loin dans la profonde France pour un concert de Joan Baez, jusqu'à ce son arrêt de mort soit signé. L'instauration des contrôles techniques imposerait quasiment l'achat d'une voiture complète en pièces détachées pour bénéficier de l'ultime trésor qu'elle recèle : sa carte grise. Ma chimère de métempsycose - la 2CV réincarnée en 2CV - s'écorche à la réalité des bureaucrates enlimousinés. La mort dans l'âme, nous la remisons sous un hangar ad vitam aeternam. Aujourd'hui, rançon de sa juste gloire, les poules y dorment et y dorlotent leurs couvées ! Tout doucement, sous l'action corrosive des fientes et celle érosive du temps, Fend-la-bise retourne poussière de métal.